En 2014, l’ancien président du Nigeria Goodluck Jonathan [au pouvoir de 2011 à 2015] a promulgué une loi interdisant le mariage homosexuel [cette loi a beaucoup durci la répression de l’homosexualité dans le pays, prévoyant également dix ans de prison pour les personnes de même sexe affichant publiquement leur relation]. L’adoption de ce texte a entraîné une hausse des agressions contre les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et queer (LGBTQ +) par des bandes prétendant travailler pour le gouvernement. Au cours des six dernières années, des violences plus ou moins graves ont été perpétrées avec l’aval de l’État. Parmi elles, l’arrestation [en 2018] puis le procès de 47 hommes gays ou encore les arrestations et le harcèlement constant des personnes queers.
Malgré ce climat de répression, la communauté LGBTQ + continue d’influencer la culture populaire. En témoigne la popularité de Bobrisky, personnage médiatique et ouvertement trans, qui s’est décernée, non sans raison, le titre de “personnalité faisant le plus le buzz” au Nigeria. Depuis qu’elle est devenue une figure des réseaux sociaux [en particulier sur Snapchat], il ne se passe pas une semaine sans qu’elle soit en tête des sujets les plus discutés dans la section nigériane de Twitter. Bobrisky a inspiré des expressions populaires, ainsi que de nombreuses vidéos et mèmes sur Internet.
Plusieurs chanteurs de la scène alté nigériane, comme Odunsi, empruntent aussi à la culture LGBTQ + pour leurs clips [l’“alté” désigne un courant de l’avant-garde nigériane où se mêlent sonorités R’n’B, soul, rap et afrobeat]. Des marques de vêtement, notamment Orange Culture et Maxivive, interrogent les genres et les normes dans leurs modèles, reprenant l’esprit rebelle et militant de la communauté queer internationale.
Mais cette visibilité est à double tranchant. Car la représentation de la culture queer, en particulier dans le cinéma grand public du Nigeria [le cinéma dit “nollywoodien”, par analogie avec Hollywood], a aussi perpétué les clichés homophobes et a sans doute influencé la rédaction de cette loi anti-mariage gay.
Des personnages déshumanisés
En 2010, avant la promulgation de la loi, [le réalisateur] Moses Ebere a sorti Men in Love, un film sur un jeune couple (Whitney et Charles, interprétés par Tonto Dikeh et John Dumelo) dont le mariage fragile vole en éclats après leur rencontre avec Alex (Muna Obiekwe), un mystérieux homosexuel qui tente de séduire Charles avant de le violer. Le film présente plusieurs personnages gays ultra-stéréotypés et sans profondeur : des divas au parler maniéré, adeptes des pires débauches, pour qui les relations homosexuelles se réduisent à des questions de sexe et d’argent. Les personnages apparaissent creux, déshumanisés. Ils sont réduits à des pervers et à des obsédés sexuels semant le chaos autour d’eux. Ce sont des coquilles vides représentant une certaine idée de l’homosexualité, telle que la conçoivent certains cis [cisgenres, par opposition à transgenres] hétéros.
Emotional Crack, sorti au début des années 2000 avec à l’affiche Ramsey Noah, Stephanie Okereke et Dakore Akande, raconte quant à lui l’histoire d’un couple stable, brisé par une lesbienne qui séduit la femme et entreprend de détruire son mariage. Ces deux films, comme la plupart des productions nigérianes montrant des personnages queers, présentent les personnes LGBTQ + comme de véritables menaces pour l’institution sacrée du mariage. Pleins de charme, ces individus seraient indignes de confiance, car leur seul but serait de “convertir” leurs victimes et de détruire leurs vies.
Ces films contiennent un avertissement implicite aux parents : voilà ce que deviendra votre enfant s’il “choisit” de devenir homosexuel [selon une terminologie souvent adoptée par les homophobes]. L’idée que les gays traqueraient les hétéros pour les violer conduit de nombreux Nigérians à éviter ceux qu’ils soupçonnent ou savent être queer et, dans certains cas extrêmes, à les agresser à titre préventif.
Dirty Secret, sorti en 2010 avec Obiekwe dans le rôle de Ken, un gigolo bisexuel, véhicule les mêmes clichés hédonistes réduisant l’homosexualité à un échange contractuel de faveurs sexuelles. Ce film joue sur une conception souvent utilisée par les représentants du gouvernement pour justifier leur loi homophobe et s’assurer du soutien de la population : l’attirance homosexuelle serait un “premier pas” menant presque toujours à d’autres déviances telles que la pédophilie ou la bisexualité. L’argument est le suivant : si les parlementaires légalisent l’homosexualité, ils devront alors autoriser toutes les autres formes de sexualités “déviantes”.
Effet de diabolisation
Dirty Secret montre ainsi comment le personnage de Ken entame avec Otumba (Jibola Dabo) une relation sexuelle qui évolue ensuite en relation incestueuse avec Otumba et sa fille Pandora (jouée par Dikeh). Le message est clair : voilà à quoi ressemblera notre société si l’homosexualité devient légale. De quoi légitimer les agressions menées par des bandes au nom de ce qu’elles estiment être un noble combat contre l’immoralité.
La plupart de ces films sont sortis à une époque où le pays ne disposait pas encore de loi interdisant l’homosexualité, mais ils ont façonné le regard que portent les Nigérians sur les personnes queers : des êtres maudits, voire possédés, qui prennent un malin plaisir à détruire les couples hétéros et cherchent à les convertir coûte que coûte. Lorsque s’est finalement posée la question de la légalisation du mariage homosexuel et de l’obtention de droits par ces minorités, la réponse a donc été claire : pas question ! Nollywood a fortement contribué à la diabolisation de cette communauté.
La jeune génération est plus audacieuse
Quel sera l’avenir du cinéma queer dans un pays comme le Nigeria ? Au fil des ans, Nollywood a vu arriver des films de plus en plus progressistes. Les scénarios misogynes conçus pour des films à gros budget sont devenus plus rares. On peut alors s’interroger : les films queers vont-ils gagner du terrain ? Peut-on espérer voir plus de productions dépeignant des personnages gays non stéréotypés ? La réponse n’est pas aussi simple qu’on le voudrait.
La productrice et réalisatrice Mildred Okwo est convaincue que la jeune génération, plus audacieuse, contribuera à une représentation positive de la communauté queer. “Beaucoup de jeunes gays et lesbiennes vivent leur vie, et je pense que si ça continue comme ça, les scénaristes commenceront à raconter ce qui se passe vraiment autour d’eux, espère-t-elle. Ces minorités auront alors une meilleure réputation.”
“Nollywood se situe rarement à l’avant-garde”
Mais Mildred Okwo souligne aussi la responsabilité des vieux briscards de Nollywood, qui ont tendance à représenter la société comme ils la perçoivent plutôt que comme elle devrait, ou pourrait, être. “Nollywood se situe rarement à l’avant-garde”, déplore-t-elle.
Ces dernières années, Nollywood a sorti plusieurs courts et longs métrages avec des rôles principaux montrant des personnages queers plus profonds et plus humains. Même si la plupart d’entre eux n’attirent pas les foules, ils laissent espérer que la sortie d’un film LGBTQ + à destination du grand public soit possible dans un avenir proche. Pour Asurf Oluseyi, qui a travaillé sur plusieurs de ces productions,
“personne ne peut raconter votre histoire mieux que vous-même, et il y a des chances pour que vous aidiez d’autres personnes au passage. Je pense que [les personnes queers] ont conscience de ça, et elles commencent à produire plus en plus de courts et longs métrages.”
Mais tout n’est pas rose. Rassembler des financements pour ce genre de films est un véritable combat. Et, même lorsqu’on y parvient, les œuvres peuvent être censurées, comme au Kenya, où Rafiki, de Wanuri Kahiu, a été interdit à cause de ses personnages homosexuels et accusé de promouvoir les femmes lesbiennes [le film a été présenté à Cannes en 2018, dans la sélection “Un certain regard”]. La commission kényane de classification des films a demandé à la réalisatrice de changer la fin de son long-métrage, sous prétexte qu’elle était trop positive pour un film mettant en scène des personnages gays.
Ce genre de situation pourrait parfaitement se produire au Nigeria. Mais à l’heure du streaming et avec l’arrivée de Netflix au Nigeria [la firme a lancé à en février sa première commande d’une série originale entièrement produite dans le pays], on peut s’attendre à voir débarquer plus de films où les personnages queers ne se résumeront pas à des stéréotypes.
Vincent Desmond
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