ISTANBUL CORRESPONDANCE
La revue mensuelle du conseil de recherche scientifique et technique de Turquie (Tübitak) devait consacrer la couverture de son numéro de mars à Charles Darwin, accompagné d’un dossier de quinze pages sur sa théorie de l’évolution des espèces. A la place, c’est un sujet sur le dérèglement climatique qui est apparu. L’article a été retiré à la dernière minute et la rédactrice en chef de la revue, remerciée sur-le- champ, comme elle l’a confirmé par la suite. Les condamnations de la communauté scientifique fusent en Turquie, où des groupes de pressions islamistes mènent depuis quelques années une offensive anti-Darwin.
« Un tel acte de censure, l’année où l’on célèbre le 200e anniversaire de la naissance de Darwin, est une attaque contre la science », clame Izge Günel, le président de l’association des conseils d’université. « C’est un scandale, ajoute Ender Helvacioglu, du magazine Sciences et Futur. Tant qu’on y est, Adnan Oktar pourrait aussi être nommé rédacteur en chef du magazine »...
Adnan Oktar est le leader d’un obscur mouvement créationniste turc et auteur d’un luxueux Atlas de la création, envoyé en 2007 à des milliers d’exemplaires en Europe. Grâce à des fonds aux origines mystérieuses, il s’offre des pages de publicité dans les journaux et mène régulièrement des procès pour faire interdire des publications.
De nombreux sites Internet critiquant ses positions créationnistes ont ainsi été censurés par les tribunaux turcs. Depuis septembre, celui de l’éthologiste britannique Richard Dawkins est fermé, mais ses ouvrages continuent de s’afficher en vitrine des librairies.
REPRISE EN MAIN
C’est la première fois que la censure vise une institution publique avec le Tübitak et sa revue Sciences et Techniques (Bilim ve Teknik), créée en 1967. Selon le journal Milliyet, c’est le vice-président du Tübitak, Ömer Cebeci, qui aurait ordonné le retrait du dossier consacré à Darwin.
Le signe, pour l’opposition et les milieux laïques, d’une reprise en main par le gouvernement islamo-conservateur, accusé de complaisance envers les idées créationnistes. Mercredi 11 mars, étudiants et professeurs ont d’ailleurs manifesté devant l’université d’Istanbul pour dénoncer cette censure. Le Tübitak, le plus prestigieux conseil scientifique turc, fonctionnait de manière indépendante jusqu’en août 2008. Depuis, une loi a été votée par le parti au pouvoir pour rattacher cet organisme au gouvernement. C’est le ministre d’Etat Mehmet Aydin, un ancien professeur de théologie également chargé des affaires religieuses, qui supervise le conseil scientifique.
« Le conseil est maintenant placé sous contrôle politique. Quand on politise la science, on a ce résultat », déplore son ancien président, Namik Kemal Pak, renvoyé en 2003. Le ministre Mehmet Aydin a qualifié d’« erreur » le retrait de l’article. Avant d’ajouter que « le conseil devait refléter les idées de ceux qui servent la science, peu importe si celles-ci sont fausses ».