La profondeur de la crise capitaliste pose la question du pouvoir dans des termes généraux — pour rompre avec l’austérité il faut un changement radical de politique et un autre gouvernement —, mais la crise grecque conjuguant l’effondrement socio-économique, la crise politique et les résistances sociales la projette directement au devant de la scène sociale et politique.
Un vieux débat
Dès le début du XXe siècle, la question du gouvernement — gouvernement ouvrier, gouvernement ouvrier et paysan, gouvernement populaire, gouvernement des travailleurs — a été une des questions au centre de la discussion stratégique du mouvement ouvrier. Cette discussion a rebondi après la révolution russe, lorsque l’Internationale communiste a discuté de la perspective d’un « gouvernement ouvrier et paysan » distinct de la « dictature du prolétariat » identifié au pouvoir des travailleurs.
Il y eu un véritable débat pour savoir si le gouvernement ouvrier et paysan était un simple synonyme de cette dictature du prolétariat ou bien la proposition d’une formule de gouvernement, qui, dans le feu de la crise, serait intermédiaire entre le pouvoir de la bourgeoisie en crise et la poussée révolutionnaire ouvrière. La majorité de l’Internationale de l’époque choisit d’expérimenter ce type de gouvernement. Il s’agissait de préciser les premiers pas d’une rupture avec la bourgeoisie et le programme d’un gouvernement transitoire entre un pouvoir capitaliste qui s’effondrait et un pouvoir ouvrier qui émergeait de la crise révolutionnaire : un « déjà plus » de pouvoir bourgeois, en général un État bourgeois en voie de dislocation, et un « pas encore » de pouvoir ouvrier.
Cette discussion avait commencée en Russie, lorsque les bolcheviks proposèrent un gouvernement émanant du double pouvoir au printemps 1917, un gouvernement des soviets, un gouvernement socialiste-révolutionnaire/menchevik avant la prise du pouvoir par les soviets et la constitution d’un gouvernement bolchevique. Elle s’est poursuivie, à la lumière des expériences révolutionnaires en Allemagne dans les années 20 et en Espagne dans les années 30 lors de la révolution allemande, dans les années 20 et dans les années 30 lors de la révolution espagnole : un gouvernement responsable devant les conseils ouvriers de Saxe-Thuringe en Allemagne en 1923 ; le Comité central des milices en Catalogne entre juillet et septembre 1936.
Dans les années 1920 en France, dans une situation non directement révolutionnaire, Trotski évoque aussi cette perspective du gouvernement ouvrier sous la forme d’un gouvernement d’une majorité socialiste-communiste qui peut surgir de la lutte de masse mais aussi d’une victoire électorale. Tout en considérant « qu’un gouvernement ouvrier peut résulter d’un “début parlementaire de la révolution” », « c’est le mot d’ordre d’un mouvement massif du prolétariat opposant l’idée de son propre gouvernement à toutes les combinaisons parlementaires bourgeoises ». (Trotski dans le Mouvement communiste en France). Il défendra, dans les années 1930, un gouvernement socialiste-communiste sur la base d’un système de revendications transitoires.
Il faut comprendre que dans les années 1930, les différences entre révolutionnaires et réformistes s’inscrivent dans le but déclaré du renversement du capitalisme. Trotski pense alors que « la crise de l’humanité se concentre dans la crise de direction du mouvement ouvrier ». Il pense aussi possible un changement de direction du mouvement ouvrier sous la pression des évènements, même si « les directions social-démocrates sont passées après la guerre de 1914-1918 du coté de l’ordre bourgeois » et que le stalinisme a failli définitivement dans la lutte contre Hitler en Allemagne. Il est convaincu que le mouvement ouvrier ne peut plus compter sur ces directions, mais qu’il peut, encore, s’appuyer sur la force propulsive de la révolution russe, qui stimule la radicalisation ouvrière, et ce malgré le stalinisme.
Avec le recul il y avait certainement aussi des illusions sur le mouvement ouvrier de l’époque : la force du mouvement serait telle dans le tourbillon de la guerre-révolution que les directions du PS et PCF « pourraient aller plus loin qu’elles ne le voudraient ». Ces formules de gouvernement seront reprises dans l’après guerre et dans les années 1970, où les révolutionnaires exigeaient des PS et des PC qu’ils prennent le pouvoir pour assurer la satisfaction des revendications.
Mais après la deuxième guerre mondiale, la situation a changé : la domination bureaucratique social-démocrate et stalinienne s’est stabilisée, cristallisée, tant dans ses rapports avec les bureaucraties syndicales que dans les institutions parlementaires. Les formules de gouvernements PS et PC pour appliquer un programme anticapitaliste ont eu l’avantage de donner une perspective gouvernementale crédible mais l’inconvénient de distiller des illusions sur les capacités de ces partis à assurer le début d’une rupture avec la bourgeoisie.
Au-delà de ces expériences historiques, il faut retenir que la discussion sur ces gouvernements transitoires est liée à des moments de crise aiguë — socio-économique, politique — lorsque la crise politique est exceptionnelle et la poussée des masses tout autant. Cette discussion revint de manière brûlante en France en mai 1968 ou au Portugal dans les années 1974-1975. En mai 1968, le PCF s’oppose à la révolte populaire : toutes les formules de gouvernement incluant le PCF ou les formations social-démocrates sont rejetées ou écartées par le mouvement. Les jeunes révolutionnaires de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) avancent alors l’exigence du départ de De Gaulle et l’appel à un « gouvernement populaire » s’appuyant sur toutes les organisations du mouvement de mai : assemblées, comités, syndicats). Au Portugal, en 1974, la révolution des œillets met à l’ordre du jour la liquidation de la dictature, l’élection d’une assemblée constituante et, très vite, la construction d’un nouveau pouvoir. De nombreuses organisations révolutionnaires, chacune à sa manière, mettent l’accent, sur un gouvernement s’appuyant sur la mobilisation des masses, l’auto-organisation et des secteurs révolutionnaires de l’armée.
Un changement historique
Nous avons une nouvelle situation historique, où la transformation de la social-démocratie en social-libéralisme condamne historiquement toute formule d’alliance ou de gouvernement avec les partis socialistes. Ces partis « de plus en plus bourgeois et de moins en moins ouvriers » prennent en charge directement les politiques d’austérité du capitalisme libéral. Si l’existence d’une base populaire de ces partis exige des politiques d’unité dans l’action, lorsque la situation le permet, c’est avant tout avec les militants syndicalistes socialistes dans les entreprises ou les électeurs. Les alliances parlementaires ou gouvernementales sont inacceptables — c’est le cœur de notre divergence avec le Front de gauche en France et plus particulièrement le PCF.
Certes, les partis dominants du Front de gauche ne participent pas au gouvernement et votent souvent contre les projets de loi du PS, ce qui crée les conditions de l’action commune. Mais en refusant de se positionner comme « opposition de gauche » au gouvernement Hollande-Ayrault, ils réaffirment, en même temps, qu’ils sont partie prenante de la majorité parlementaire et qu’ils œuvrent à la réorientation à gauche de cette majorité avec les sociaux-libéraux. Nous avons un désaccord radical avec cette approche. La social-démocratie transformée en social-libéralisme est sortie d’une équation gouvernementale possible pour une transformation sociale. C’est un changement historique en rapport aux termes dans lesquelles la question a été posée pendant une bonne partie du XXe siècle.
Une « formule algébrique »
Mais une question nous est posée directement : si vous combattez le gouvernement Hollande que proposez-vous à la place ? Combien de fois ces questions ont été posées à Olivier Besancenot ? Questions qui découlent de la profondeur de la crise et du sentiment qui existe dans le pays face aux politiques d’austérité. Cela pose la question du gouvernement, sans nous en donner une formule concrète.
Trotski aborde cette question dans ses textes sur la France des années 1920. « Le gouvernement ouvrier est une formule algébrique, c’est-à-dire une formule aux termes de laquelle ne correspondent pas des valeurs numériques fixes. D’où ses avantages et aussi ses inconvénients. » Et il poursuit : « avantages comme perspective politique unitaire de tout le mouvement ouvrier. Inconvénients dans une interprétation purement parlementaire de ce mot d’ordre. » Il faut donc être prudent, mais cela ne conduit pas Trotski à écarter la perspective. Au contraire.
Toutes les formules de « gouvernement des travailleurs », « gouvernement populaire » ou plus concrètement de « gouvernement contre l’austérité » sont donc des formules générales — algébriques — qui donnent une première réponse à la question du pouvoir. Il faut donc les définir par leurs tâches. En l’occurrence la mise en œuvre des mesures d’urgence, qui sont vitales pour la population (emploi, salaires, services publics), des politiques de financements de ces programmes d’urgence par l’annulation des dettes illégitimes, une fiscalité anticapitaliste et une première réorganisation de la propriété en se saisissant des banques et des secteurs clés de l’économie.
Pour commencer à appliquer ce programme, il faut en finir avec les « gouvernements austéritaires » actuels et s’appuyer sur la mobilisation des peuples. Ce sont la situation et la politique de chaque organisation de gauche ou du mouvement social qui détermineront les organisations qui seront susceptibles de participer ou de soutenir un gouvernement au service des travailleurs.
Cette propagande générale prépare le terrain à l’intervention dans des crises majeures, où la formule de gouvernement prendra un sens concret.
Encore une fois sur le gouvernement des gauches de Syriza
C’est là que la situation grecque a une dimension particulière. Car, à notre connaissance, c’est le seul pays où la perspective gouvernementale n’est plus seulement générale où ne relève pas, seulement, de la propagande. En Grèce, l’acuité de la crise, comme crise nationale, est telle, que la question du gouvernement peut être posée, concrètement « en termes fixes » comme l’indique Trotski. C’est le seul cas, en Europe, où un parti/coalition de la gauche radicale atteint un score électoral de plus de 25 %, où toute la gauche dépasse les 35 %, ce qui peut lui permettre d’obtenir une majorité parlementaire et donc de poser la question du gouvernement. Les prochaines élections sont prévues en 2015, mais la crise est telle que l’on ne peut écarter des élections anticipées.
C’est dans ce cadre que la proposition d’un « gouvernement des gauches » prend toute son importance. Bien entendu, il y a des enjeux sur la définition de ce gouvernement et de son programme. Les points d’équilibre sont en discussion entre les différents courants de Syriza. Les formulations changent selon telle ou telle déclaration. Mais, à cette étape, Syriza continue de prôner « un gouvernement des gauches qui s’opposent aux mémorandums des politiques d’austérité du gouvernement et de la Troïka ». Cette proposition doit être précisée dans les directions suivantes, ce qu’essaie de faire la gauche de Syriza :
* Un gouvernement des gauches c’est-à-dire de Syriza, du KKE, d’Antarsya, de personnalités de gauche et non un gouvernement de salut national ou d’alliances de classes.
* Un gouvernement anti-austérité, qui refuse tout sacrifice pour l’euro et défend toutes les revendications vitales de la population et qui commence une transition anticapitaliste : nationalisation des banques sous contrôle social et des secteurs clé de l’économie.
* Un gouvernement qui résulte d’une mobilisation de masse pour renverser le gouvernement actuel de Samaras et qui crée les conditions d’un rapport de forces social en faveur du mouvement populaire.
* Ce « gouvernement des gauches », n’est qu’un moment dans une stratégie de lutte contre l’austérité. Pour satisfaire les revendications vitales, il faut une confrontation avec les classes dominantes et l’UE. Un tel gouvernement doit approfondir des mesures de rupture anticapitaliste et jeter les bases du contrôle social et d’éléments de pouvoir populaire dans les communes, les villes et les entreprises.
Ces questions font débat dans Syriza. A cette étape, les courants réformistes de gauche restent sur une ligne anti-austérité, ce qui crée les conditions de l’action commune de l’ensemble des forces de Syriza. Mais leur horizon reste limité au gouvernement de gauche dans les institutions actuelles et le retour aux équilibres de l’avant crise.
Encore une fois, un « gouvernement des gauches » peut connaître, sur la base d’une victoire électorale, un début parlementaire, mais il ne pourra lutter sérieusement contre l’austérité qu’en commençant une transformation radicale de l’économie et de la politique en créant les conditions d’un nouveau pouvoir. C’est une transition possible, ce n’est pas le point d’arrivée. C’est le sens de notre soutien à cette proposition. Les problèmes d’une rupture anticapitaliste, d’un démantèlement des vielles institutions étatiques et de création des conditions d’un nouveau pouvoir ne sont pas des questions seulement théoriques. Elles peuvent vite devenir des questions cruciales. Elles restent le point aveugle de la direction de Syriza. Elles rappellent, qu’au-delà des imprévisions et des sentiers inexplorés, il ya une certaine fonctionnalité du débat stratégique entre réforme et révolution.
Il y a et il y aura discussion sur toutes ces questions. Toutes les hypothèses sont ouvertes : celle de la poursuite de l’actuelle combinaison parlementaire et gouvernementale ; mais aussi celle d’une aggravation subite de la crise avec une polarisation entre, d’un coté, la poussée fasciste et/ou un régime autoritaire sous la pression des militaires et, de l’autre, une radicalisation sociale et politique.
Dans cette situation, la direction de Syriza peut céder aux pressions des classes dominantes et de l’Union Européenne.
Mais une autre hypothèse peut aussi être retenue : une résistance acharnée du peuple grec et de Syriza qui trouve les forces d’un gouvernement anti-austérité. Bien entendu, un tel gouvernement sera « en dispute » entre des forces qui exprimeront les pressions des classes dominantes et d’autres, du mouvement d’en bas, mais qui existent dans Syriza, dans sa gauche mais aussi dans des secteurs de sa direction. N’oublions pas que « dans des circonstances exceptionnelles — crise, krach, guerre — toutes les forces politiques de gauche peuvent aller plus loin qu’elles ne l’envisageaient, initialement » (Trotski dans le Programme de transition en 1938). Surtout, et c’est une grande différence, la cristallisation bureaucratique n’est pas aussi forte dans Syriza que dans les directions des partis communistes d’Europe.
Dans tous les cas, une victoire, même partielle, en Grèce sera, à cette étape, la combinaison d’une radicalisation et d’une politique anti-austérité conséquente de Syriza. La défaite est aussi possible, mais le rôle des révolutionnaires n’est pas de dénoncer Syriza, en prévision des trahisons éventuelles de demain. Au contraire, c’est de le soutenir contre les politiques d’austérité et de tout faire pour renforcer la dimension anticapitaliste de son combat. Car, disons le clairement : une défaite de Syriza serait aussi notre défaite.
François Sabado