Pour Pierre Pachet
« Mais la négation la plus grande de l’ordre réel est la plus favorable à l’apparition de l’ordre mythique. »
Georges Bataille. Théorie de la religion
À l’origine de ce texte il y a un malaise et un trouble, éprouvés à la première lecture de L’Univers concentrationnaire. Malaise devant le caractère ostensiblement « littéraire » de ce texte-témoin, qui tranche sur la veine dépouillée que nous ont rendue familière Levi et Antelme. Trouble attaché à deux mots qui parcourent sa trame : « intime », « intimité ». Conviction que malaise et trouble sont liés, et qu’éclairer ce lien réclame de lire ce texte comme à contre-courant de lui-même. Mettant en sourdine le discours de Rousset, je voudrais saisir une autre vie politique à l’œuvre dans sa littérature. Je partirai du trouble pour comprendre le malaise – dont le sens s’éclairera, peut-être, dans le contrepoint que forment L’Univers concentrationnaire et Les Jours de notre mort.
L’intimité comme métaphore ou réalité
Le trouble vient d’un simple paradoxe : le monde du camp, que Rousset ne cesse de placer sous le signe de « l’intime », est l’espace biopolitique où les formes de l’intimité sont toutes empêchées, où la confusion du public et du privé va jusqu’à la destruction de toute vie subjective. On conçoit bien qu’une défense et illustration de l’intimité pourrait animer l’entreprise de résistance de Rousset : témoigner du sujet désirant et parlant sous sa nudité serait un acte politique qui accomplirait ainsi à l’extrême les paradoxes des Minima moralia d’Adorno relatifs au potentiel critique dégagé par la décomposition de l’individu. L’intime survivrait aux catégories du privé et du public, désignant au camp une réalité persistant là où sa destruction devait s’accomplir. Mais l’idée d’intimité chez Rousset n’est pas essentiellement, comme chez Antelme, la figure éthico-politique d’une résistance intérieure ; elle fonde le dispositif métaphorique qui constitue L’Univers concentrationnaire en texte allégorique, et qu’annonce son titre.
En scénographiant un monde doté d’une vie obscure, le texte donne au camp le prestige d’une profondeur organique et secrète. Doté d’un corps et d’une âme, le camp nazi gagne l’attrait ambigu d’un espace mythique, fait d’une obscure modernité archaïque. Le livre de Rousset, de fait, est pour une part un récit mythique : on y sent quelque chose de l’effroi semi-maîtrisé d’un conteur disant sa terrible histoire aux enfants. Sa visée politique, clairement émancipatrice, s’y réalise comme à rebours. Les titres de chapitres font ironiquement signe vers les textes bibliques [1]. Et le camp fait l’objet, dès les premières lignes du texte, d’une initiation : le lecteur visite un espace sacré. Le motif répété des « poteaux indicateurs » et des « portes qui s’ouvrent et se ferment », au seuil du livre, semble engager tout le texte dans le mime d’un rituel initiatique [2]. Or, ces poteaux assurent le maintien de « l’intimité des camps » (p. 82). Le mot devient ainsi dans le texte l’« indicateur » du sacré surgi de la « profondeur des camps », « univers à part, totalement clos, étrange royaume d’une fatalité singulière » (p. 30), « grande cité, silencieuse et fermée », « architecture de géhenne » isolée par une « muraille de Chine électrisée » (p. 24).
Le texte de Rousset peut sur ce point se lire à la lumière des pages que Bataille consacre à « l’intime » dans sa Théorie de la religion, rédigée deux ans après la parution de L’Univers concentrationnaire [3]. Ce rappel n’est pas fait pour résoudre le malaise, tant l’usage d’une pensée du « sacrifice » pose problème à qui veut penser l’espace du camp en termes biopolitiques [4]. ; mais il peut faire comprendre la place envahissante que prend l’idée d’« intime » dans L’Univers concentrationnaire. On repense aux « Seigneurs » S.S. de Rousset lorsque Bataille fait dire à son « sacrificateur » qu’il appartient « intimement […] au monde souverain des dieux et des mythes », et lorsqu’il rappelle sa « victime » à « l’intimité du monde divin, de l’immanence profonde de tout ce qui est [5]. ». Certes, Bataille prend soin de distinguer entre « l’anéantissement » et la « destruction » sacrificielle – celle-ci pouvant aller, dit-il, jusqu’à « l’holocauste ». Entre cet « holocauste » sacré et la réalité concentrationnaire, il y a un abîme que « l’intimisme » de Rousset semble franchir en retournant le « monde divin » en « Enfer », dont la métaphore affirme l’immanence. La sacralisation de l’espace du camp fait comprendre combien la pensée de Rousset, en son versant « magique » comme en son versant politique, fait de l’« anéantissement » le repoussoir continu de son témoignage en diptyque : mythification religieuse du camp – « il existe plusieurs chambres dans la maison du Seigneur » – puis appel au désenchantement par décryptage marxiste – « Le nouveau visage de la lutte des classes [6]. ».
Ainsi, le lexique sacralisant de l’intime va de pair avec la partition politique du texte-témoin. L’allégorisation du camp en espace mythique est le mode d’expression littéraire d’une pensée qui se veut politique. Sa part de rhétorique sacrée est l’indice des difficultés rencontrées par la rationalisation politique de la signification du camp. Ainsi, Rousset nous aide à penser le malaise qu’il suscite, et qui le déborde. L’idée d’anéantissement strictement négatif, irrémédiable et profane, désigne les limites d’une œuvre littéraire consacrée à la repousser, mais aussi celles d’une pensée politique, et peut-être de toute pensée politique héritée, face à la tâche d’interpréter la destruction génocidaire, et non seulement l’emprise totalitaire – celle-ci n’étant pas nécessaire à celle-là, comme on l’a vu à répétition cette dernière décennie (Rwanda, ex-Yougoslavie, Timor). On comprend pourquoi les écrivains témoignant d’expériences destructrices plus radicales que celle que traversa Rousset procèdent à un désenchantement lui aussi plus radical, pourquoi ceux-ci semblent ignorer cet usage du mot « intime » [7]., et mettre à distance l’image de l’Enfer [8]. Tadéusz Borowski, rescapé d’Auschwitz et auteur d’Un Monde de pierre, désirait que les hommes aient un jour le courage « d’appeler les choses par leur nom » [9]. Dans L’Univers concentrationnaire, l’écriture prend courage en n’appelant pas les choses par leur nom : elle prend acte de l’innommable déperdition du sens des choses en les renommant dans la métaphore et l’allégorie. Loin de l’iconoclasme et du dépouillement fréquents dans les témoignages littéraires du camp, Rousset multiplie les emblèmes et son phrasé confine parfois à l’écriture artiste. Le texte semble un galop d’essai poétique, par quoi le sujet exerce comme à l’excès ses facultés de symbolisation retrouvée. On voit la littérature conduire à la politique comme à reculons – l’une tombant par endroits dans la rhétorique, comme l’autre dans l’idéologie.
Le transfert métaphorique de la notion d’intime, de l’intériorité de l’individu à l’espace intérieur du camp, la soustrait à l’idée d’individualité résistante, pour faire d’elle l’opérateur mythologique d’une superstition, érigeant cet espace en « univers » profond et « fatal » – où forcément se résorbe l’individu sous emprise. On peut donc s’interroger sur le sens politique de cette opération littéraire, du reste ostentatoire : le texte ne cache pas son caractère d’allégorie, sans préjudice de sa visée testimoniale. Cette initiation sacrée à « l’intimité des camps » veut rendre intelligible leur « profondeur » autonome. Mais le travail interprétatif même se cristallise autour de notions religieuses – « expiation » et « destin » – qui ne laissent pas grande chance au sujet politique. Le mot « intime » serait donc, à l’envers du sacré, le symptôme d’un sujet témoignant d’une profonde aliénation politique, et par là de son intimité en souffrance. Mais la sacralisation de l’espace du camp, dont l’image intimiste est le matériau surmené, ne signerait-elle pas, avec l’aliénation du sujet, la possibilité d’une autre inscription du politique dans cette intimité aliénée – dont rendrait compte le témoignage comme effort de pensée malaisément littéraire et politique, c’est-à-dire comme effort de subjectivation ? La surenchère métaphorique, alors, serait la forme du débordement du discours par l’expérience. Il semble que le sujet en effet ne reprenne ses droits qu’après coup, à titre d’auteur allégoricien. La dramatisation trop visible d’une expérience qui déborde la conceptualité politique héritée témoignerait ainsi, non seulement d’une expérience d’aliénation inédite, mais d’un témoignage encore sous emprise au moment de s’en retirer. La métaphore de « l’intimité du camp » ponctuerait ainsi le processus de dégagement de l’intimité réelle du sujet.
Si on les lit d’assez près, cette ponctuation paradoxale se laisse lire dans les textes de Rousset, qui articulent le passage d’une intimité à une autre : de l’espace sacré du camp à l’espace secret d’une résistance politique. Qui est initié au premier explore le deuxième. C’est ce que disent le sous-titre initialement donné aux Jours de notre mort – « La vie clandestine des camps » – et le titre effectif de sa deuxième partie : « Dans l’intimité des êtres et la vie clandestine ». L’exploration de cette « vie » intime, qui passe par l’introspection des détenus, explique l’importance du thème de « l’amitié » entre résistants, où se nouent le politique et l’affect. C’est cette dynamique secrète qu’exalte Rousset sous le nom de « vie ». L’intimité du camp est aussi sa complexité, qui cache, derrière l’impuissance absolue du déporté, la « puissance créatrice » des hommes. Cet hymne à la profondeur décide de ses procédures littéraires, qui s’inscrivent dans deux registres successifs : le mythe, dans L’Univers concentrationnaire, l’épopée dans Les Jours de notre mort.
Il y a quelque chose à comprendre aussi dans le sens de cette succession. Si l’écriture mythologique impose d’écrire ensuite une épopée de la résistance, c’est pour plus d’« intimité » avec son objet. Rousset témoigne d’un double fond : de l’inhumain nazi comme piège sans recours, et de l’humanité résiduelle qui résiste en secret. Jusqu’en cette ambivalence, le mot « intimité » fait crédit à la « profondeur » humaine. C’est pourquoi il devient un sourcier pour qui cherche, dans ces textes, le tremblé singulier d’une écriture politique en son caractère littéraire, au-delà ou en-deçà du discours. Ce tremblé naît du mime littéraire de l’aliénation profonde, produisant un travail du sens incertain, qui fait construire l’espace concentrationnaire en lieu mythique - dont l’écriture allégorique tente de dégager le sujet. Ce dégagement critique est une opération autrement délicate que l’hymne à la résistance qui boucle le texte de Rousset sur lui-même. Là où le texte imagine et figure à outrance, il révèle un effort tâtonnant, laborieux, pour rendre compte d’une réalité engluée dans l’opacité nazie - à quoi le texte-témoin réplique par l’intuition d’un mime allégorique. Ainsi, le témoignage du camp devient celui de son emprise actuelle sur la pensée. Il doit, pour devenir diagnostic, se manifester en symptôme. Devant un réel médusant figé dans la fiction nazie, l’écriture du mythe exerce une « contre-terreur » - mot qu’utilise Rousset pour désigner le contre-pouvoir communiste au camp. L’Univers concentrationnaire est un texte littéraire gorgé de références littéraires. La littérature, et même l’idée de littérature, sont l’instrument de cette autre contre-terreur. Celle-ci n’est rendue possible que par l’ambivalence contenue dans l’idée d’intimité. Celle, encore, que résume le mot allemand heimlich - dont Freud a fait la glose qu’on sait.
Intimité et politique
Le mot « intime » attire à mesure qu’il résiste à sa définition. Le latin « intimus », superlatif d’interior, s’employait pour parler d’un sanctuaire, d’un pays, d’une maison, d’une philosophie ou d’un art. À l’adjectif « intime », le Robert distingue trois sens : 1. contenu au plus profond d’un être ; 2. qui lie étroitement par ce qu’il y a de plus profond ; 3. tout à fait privé et tenu caché aux autres. Le substantif « intimité » désigne, lui : 1. un caractère intérieur, profond et secret. 2. une liaison étroite et familière. 3. la vie privée. Le mot suppose donc la représentation d’un être fait d’un contenant et d’un contenu, d’un extérieur et d’un intérieur, d’une matière déchiffrable en degrés de profondeur, et d’un espace clos et sacré (le sanctuaire et la maison). Enfin, l’intime se donne comme un intensif : il intensifie « l’intérieur » et le « privé ». L’intime serait ce qui gît trop à l’intérieur pour être public, et nécessite, pour exister, d’être caché.
Cet espace caché porte à la sacralisation, comme à la profanation. L’intimité se détruit dans son exhibition, qui retourne le fond à la surface : c’est ce qu’accomplissent l’opération pornographique et la dénudation des déportés, visant cette fois, avec la destruction de la pudeur, celle de l’image de soi et de l’autre comme semblable et comme autre, donc aussi du désir amoureux. L’analyse de la destruction des humains s’organise, dans les premières pages de L’Univers concentrationnaire, autour de l’allégorie du « peuple nu ». Mais le motif de l’intimité postule une profondeur dans le « dénuement concentrationnaire ». « Combien il faut aimer la vie pour la poursuivre », dit Nicolas à la fin des Jours de notre mort. Le roman met en lumière les efforts humains pour « poursuivre » une vie politique, sexuelle et affective. Poursuivre la vie, c’est témoigner de la vie nue, mais aussi de la pornographie nazie [10], et du résidu de vie érotique et sentimentale des déportés, formes dramatisées d’un système de déshumanisation qui passe par l’exposition dégradante de l’intimité, dont Rousset est un des rares à porter clairement témoignage.
Le témoignage, comme attestation subjective d’une humanité abyssale, entre en corrélation avec l’expérience de la nudité - dont le caractère politique est ambigu. Si Rousset se sert tant de la notion d’intimité, c’est pour retrouver une profondeur sous le nu, qui devient par là signe ambivalent d’humanité. Au camp, le corps n’a nul abri où se cacher. Les témoignages du camp déplacent l’impact du texte de Lévinas sur la honte et la nudité, dans L’Evasion (1935), d’ailleurs récemment relu par Agamben dans sa théorie du témoignage concentrationnaire [11]., qui fait suite à son interprétation politique de la « vie nue » comme vie tuable et insacrifiable produite par le pouvoir souverain. La honte, disait Lévinas, éprouve « le fait d’être rivé à soi-même », « l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même » ; la nudité est honteuse quand elle est « la patence de notre être, de son intimité dernière ». Rousset donne à cette patence forcée de l’intime les traits d’une profondeur mythique ; mais l’exploration de celle-ci dit aussi que cette aliénation recèle un sens politique latent.
Arendt, qui a analysé cette aliénation politique en termes de « nudité » après lecture de Rousset, a esquissé par ailleurs une approche du concept d’intimité dans la Condition de l’homme moderne (1958). Elle présente l’intimité comme une sphère de la vie privée dont le développement, inauguré par Rousseau, se fit au prix d’une déréalisation du monde et des hommes, qui put aller jusqu’au refus du monde comme phénomène politique. Cette dépolitisation coïncide avec « l’avènement du social » : le travail et les questions économiques sortent du domaine privé et monopolisent le domaine public, qui intègre ainsi le « processus vital » lui-même - la société étant la « forme sous laquelle on permet aux activités concernant la pure et simple survie de paraître en public [12]. ». Or, le « domaine social toujours grandissant » tend à « dévorer » les « sphères anciennes du politique et du privé comme la plus récente, celle de l’intimité » (p. 85). Mais ainsi, il a aussi exilé « notre aptitude à l’action et à la parole » dans la « sphère de l’intime et du privé » (p. 89). L’intimité peut donc devenir le mode d’expression mineur d’une vie politique marginalisée.
Prolongeant cette fois Arendt, on peut présenter l’intimité comme figure possible de la résistance, et voir dans le camp nazi la forme limite de « l’avènement du social ». Dans la « société » concentrationnaire dont parle Rousset, la sphère du privé et la vie politique semblent bien déclarer forfait devant la biologisation du social, accomplie dans l’exploitation perverse du travail : dans le camp nazi, le processus vital n’établit plus son domaine public que sous la forme de sa destruction : celle du processus vital – des corps –, et celle du domaine public. Le camp, réduisant à néant les catégories du public et du privé, détruit ainsi à la fois vie politique et vie intime. Dans Le Système totalitaire, Arendt montre que le processus de destruction de la personne politique, juridique, morale et physique, aboutit dans celle de toute vie intime : la « domination totale » dont les camps sont le laboratoire nécessite de « liquider toute spontanéité » surgie de « la simple existence de l’individualité », l’une et l’autre étant traquées, dit-elle, « dans leurs formes les plus intimes, si apolitiques et inoffensives qu’elles puissent être [13]. ». L’intime est atteint en chacune de ces couches d’humanité détruites au camp. C’est en quoi cette destruction fait autre chose que tuer.
Ce que le droit international appelle un crime contre l’humanité est toujours un crime contre l’intimité [Plus particulièrement un génocide qui s’attaque spécifiquement aux liens familiaux et culturels du groupe à exterminer, à ses repères symboliques et psychiques.]]. Se réclamer d’une intimité personnelle, c’est répliquer à la destruction visée. La réplique « intimiste » de Rousset au crime contre l’intimité a plusieurs sens politiques. Caché à l’intérieur du monde « normal », le camp révèle de celui-ci le double-fond, l’inquiétante étrangeté de l’humain plein de possibles inhumains. Ensuite, ce monde caché cache une vie politique interdite – la résistance clandestine - mythogène au sens où le secret devient mystère menaçant les vies, risque de mort. Le camp rend superstitieux car il abrite une vie dont les deux centres de décision politique sont invisibles : pouvoir nazi et contre-pouvoir communiste. L’idée de profondeur intime recouvre cette tension entre « vie clandestine » et « fatalité », politique et destruction de la politique, lutte de pouvoirs aux confins du politique, mais aussi possible résistance des individus au pouvoir nazi et au contre-pouvoir. Le mot intime recueille tous ces sens à la fois : indice d’une profondeur mythique qui aliène l’individu, il devient le signe de sa possible existence, marque d’une connaissance où se rencontrent l’objet et le sujet.
Cette mobilité du concept se saisit facilement à travers un repérage de ses emplois. Dans L’Univers concentrationnaire, on distingue cinq types d’usage du mot, selon qu’il désigne : 1. des « relations étroites » entre individus dans chaque strate du système – amitié entre déportés résistants, clientélismes entre droits communs, féodalisme S.S. [14]. ; 2. les conflits et « intrigues intimes » (p. 94), jeux dégradés du sentiment, du désir et du pouvoir : négociations d’espaces de survie, passions internes à la « bureaucratie dirigeante » en relation avec le « réseau compliqué des combinaisons S.S. ». Le système créé par la lutte pour la vie cache celui de l’accès à la bureaucratie, sous-système rival du S.S. De cette « intimité du camp » (p. 95), dit Rousset, il résulte « corruptions et violences pour le commun des concentrationnaires, exaspération des appétits et des haines […], aggravation sinistre des conditions de vie. » Explorer cette intimité, c’est comprendre la violence du camp, saisir les formes résiduelles de sa vie politique en radiographiant ces mondes superposés ; 3. la profondeur de la destruction accomplie : la « morsure intime » - celle des « déchéances » du « peuple nu » (I), ou du visage rompu du Kapo Walter (IV)- corrode les surfaces de la figure et creuse une profondeur dans le nu. Aux yeux du témoin dramaturge, l’acte inhumain se retourne en spectacle grotesque : « En une heure cocasse, l’homme a perdu sa peau » (p. 15). La dénudation devient vivisection pour une écriture théâtrale qui retourne l’effroi de cet évidement en spectacle ubuesque : Jarry parcourt tout le livre. L’expression de l’inhumain relaie l’humour noir des camps en dressant une galerie infernale de grotesques ; 4. le mot désigne la profondeur, non de la déchéance, mais du cerveau qui l’inflige, la cruauté du S.S. : sa « volupté intime à ruiner les corps », son « intime assurance d’être par élection voué à dominer ». Cette psychologie du S.S. rend compte de phénomènes politiques (la terreur) sous forme religieuse (le rituel d’expiation) pour désigner le point de gravité du système, « la nature intime de l’univers concentrationnaire » dont le S.S. est le « prêtre justicier » (XII) : la torture remplit la « fonction principale, fondamentale » de l’expiation, par la sécrétion de la terreur et la « désagrégation totale » des individus ; 5. le dernier usage du mot a un statut particulier : c’est l’idée de « connaissance intime » nécessaire à l’initiation : « Vous ne connaissez pas la profondeur des camps » (IV). On le retrouve dans l’annexe des Jours de notre mort, où Rousset dit qu’un roman sur les camps nécessite leur « connaissance intime » en plus de la maîtrise des documents. Connaître cette profondeur, c’est faire effraction dans l’espace du camp – « il faudrait forcer le désert de silence, tout cet espace désolé et opaque où s’enferment les camps » (p. 42) – pour y faire pénétrer le langage : ainsi seulement la pensée peut devenir l’« intime » de son objet monstrueux. Le sarcasme, né de cette pénétration forcée, montre qu’il y a des seuils cognitifs. Si le S.S. est mythifié en prêtre, c’est qu’il ne saurait être « connu » par le déporté comme l’est son ami résistant [15]. Rousset se réclame de cette connaissance au contraire pour attester des facultés de résistance intérieure de certains individus : ceux qui, n’ayant jamais frappé, forment un « petit noyau » resté « ferme ». La réelle intimité de la connaissance est donc bien de nature politique.
Le témoignage politique, « connaissance intime ». Mythe et démystification
Le roman Les Jours de notre mort plonge plus avant dans cette intimité-là du camp, pour montrer de quels déchirements vit ce noyau. Cette plongée fait passer du témoignage allégorique à la narration épique. L’intimité du camp est exposée comme empire des S.S. dans L’Univers concentrationnaire, puis elle est narrée comme royaume secret de la résistance dans Les Jours de notre mort. La « vie intime » du camp passe ainsi du registre sacré - le « mystère » initiatique - au registre profane - le récit épique. Cette relève littéraire montre que la puissance mythique survit au discours de la lutte des classes. Car entre l’allégorie et l’épopée, il y a le discours explicatif qui conclut L’Univers concentrationnaire : l’exaltation du contre-pouvoir résistant et la réflexion du « bilan concentrationnaire ». Le rituel d’initiation s’y retourne en démystification marxiste : derrière les « ressorts de l’idéalisme démontés » apparaissent les « rapports matériels vrais qui fondent le comportement ». L’énigme sacrée se dissout dans l’explication : la « catastrophe économique » et morale de la nation allemande, due non à « l’atavisme d’une race » mais à la « décomposition des classes moyennes allemandes dans cet entre-deux guerres », jusqu’à produire une « extraordinaire nudité faite de rage impuissante » (p. 115).
Il y a donc deux nudités : celle du peuple allemand, génératrice de mythes et de fictions et celle du « peuple nu » des déportés, produit du mythe nazi, subitement retourné en instrument de démystification : « la mystification crevée fait apparaître dans le dénuement de l’univers concentrationnaire la dépendance de la condition d’homme d’échafaudages économiques et sociaux ». Les « pantins » maudits de l’allégorie deviennent les « mannequins » fabriqués sur les ruines idéologiques d’une nation sinistrée : le communiste, le Juif, le démocrate. Après avoir animé la scène nazie, donc, Rousset montre coulisses et ficelles. La fiction nazie se détruit dans son propre mythe au prix d’une nudité intimement connue - celle du rescapé témoin – et analysée – celle qui exhorte à l’« action précise sachant où porter les coups ». Les camps sont des « avertissements », et leur « bilan » un « arsenal de guerre » (p. 187), avec une « bataille très précise à mener » contre l’impérialisme et le capitalisme, aux côtés des antifascistes allemands. La leçon de L’Univers concentrationnaire applique le programme de Nicolas dans la IIIe partie des Jours de notre mort : « Nous devons d’abord nous dégager le plus possible de l’emprise du camp. […] La condition absolue pour maintenir intacte en nous la fin révolutionnaire, c’est de ne jamais oublier que notre société concentrationnaire est impliquée dans les contradictions militaires et sociales du monde des vivants. Je ne vois pas d’autres façons de lutter contre cette ankylose mentale, qui conduit à l’intégration pure et simple de l’individu dans la fatalité des camps. [16]. »
Le discours conclusif de L’Univers concentrationnaire lutte contre l’ankylose que le livre vient de faire subir au lecteur. Dégager l’individu de la « fatalité des camps » pour le rendre au « monde des vivants » oblige à dissoudre l’espace mythique dans les contradictions historiques de ce monde-ci, en impliquant l’univers du camp dans le monde des vivants. L’allégorie de L’Univers concentrationnaire, elle, tendait à impliquer ce monde des vivants dans le mythe de l’expiation. Le mythe est-il donc l’envers de la connaissance intime, ou ce qui la rend possible ? À quelle terreur intime donne-t-il accès, que le discours n’atteindrait pas, et que le récit de la résistance déchirée veut tenter de désenchanter ?
Le mime allégorique du camp nazi a-t-il un statut véridictionnel ? L’archaïsme expressif aurait-il un sens politique ? Que dit exactement ce vocabulaire mythique ? L’étrange anthropologie métaphysique du camp est parfois visiblement pourvue d’effets critiques : interprétant le travail forcé comme châtiment sacré, Rousset rejette en marge, comme un épiphénomène, l’argument de son utilité économique, indice des contradictions du système. La clôture concentrationnaire, auratique, a un sens critique évident. Les camps forment la « pierre angulaire » de l’« empire » des Seigneurs partis à la conquête de l’Europe (p. 61), c’est-à-dire un instrument de domination mué en système autonome : « Société », mais aussi cosmos et « autre système planétaire ». Cette planétarisation de l’univers des camps dit une vérité sur notre univers aujourd’hui : le « monde buchenwaldien », « clos sur la neige et les tornades », projette l’ombre de sa « planète glacée » sur « toute la planète solidaire » (p. 182), et continue à vivre « comme un astre mort chargé de cadavres », dont « les eaux de la mer se sont retirées » (p. 157). Le temps mythifié du camp est chargé de dire l’actualité de cette menace. L’espace clos enferme un temps arrêté, dont le cœur est le « Krematorium », appelé « croquemitaine tentaculaire » (p. 16), et dont l’adjuvant humain, le Sonderkommando, « totalement isolé du monde, condamné à vivre toutes les secondes de son éternité avec les corps torturés et brûlés » (p. 50), incarne la « fatalité des camps ». La métaphore fait du crématoire un monstre de conte de fée, et de ceux qui y travaillent des créatures maudites ; mais elle pointe ainsi le cœur du système exterminateur, dont les auxiliaires sont les « violences » construites « le long de tous les chemins et pour toutes les heures » par l’enchanteur S.S.
Avant que la mythification nazie ne soit clairement désignée – « Le national-socialisme a élevé au niveau des mythes toutes les bassesses libérées par les tremblements de terre de la société allemande » (p. 115) – le texte semble prendre son relais en parlant sous hypnose. Il naturalise et animalise l’humain dégradé. Les « masses obscures » des déportés, « premiers-nés de la mort », réifiés en « masse gélatineuse », forment « un essaim de bêtes engluées de cire » (p. 23), et vivent une « vie de larves » ou de « faune » rapace. Le chien du S.S., « bête racée, pleine de majesté naturelle », et « l’ours encagé » et triste, sont les gardiens mythiques de cette population bestialisée, ou essentialisée : « l’être de concentrationnaire » a été « découpé » par de « ponctuels fonctionnaires » et « façonné » par la voix des Kapos. Le texte entérine cette fabrication en série d’une humanité standard, et fait de cet « être » une caractériologie explicative : l’être « que la torture, la peur, la faim, ont dévêtu de tous les préjugés, de toutes les conventions, de toutes les dignités », « cet être est cynique et vorace… » Cet être est promis à un « sort » de supplicié, dicté par une divinité ancienne, le destin : « Le S.S. parle et des milliers d’hommes, méthodiquement, meurent des gaz. Achtung ! le S.S. passe, les corps s’immobilisent, le silence se fait. […] La paume de sa main est comme celle de Dieu. Et pourtant le S.S. n’est rien qu’une toute-puissance pour la vermine. Un fléau du destin, mais le destin est la divinité souveraine des camps. »
La performance nazie serait-elle de faire de l’anthropologie du camp une ontologie, voire une astrologie ? De l’analyse des pouvoirs un spectacle de magie noire ? De la vie des hommes une lecture d’oracle ? L’aura se condense, dans l’allégorie de Rousset, autour des figures du pouvoir les plus sinistres, « Seigneurs d’Auschwitz » et droits communs : « Les hommes verts sont les grands maîtres de ces cérémonies, les prêtres cyniques de ces expiations » (p. 64). Hitler est « la bête apocalyptique vouée à la destruction » (p. 39), le Kammerkapo est Judas (p. 35). L’aura, comme le dit W. Benjamin, est la proximité des confins : elle surgit de l’espace concentrationnaire même, hanté de ses propres lointains. La description liminaire du site de Buchenwald ouvre une immensité – « le vent s’acharne à ses flancs et enrage sur des lointains sans cesse renaissants ». La figure du Destin, qui produit l’aura la plus massive, devient elle-même une figure auratique : « Le destin de l’univers concentrationnaire est inconcevablement lointain » (p. 98). Mais ce Destin est le résultat d’un processus politique. La figure de la vie maudite ne fait que traduire en termes religieux celle de la vie nue, qu’Agamben a mise en lumière dans Homo sacer. Le Pouvoir nazi fabrique ce que Rousset appelle une « vie morte, abandonnée souvent depuis des mois ou des années et qui déjà semblait jugée » (p. 99). Mais le procès, ajoute-t-il, « n’est jamais fini, jamais jugé ». Il se « nourrit » de « personnages enfantés par lui-même sans que jamais les raisons soient formulées ». Le « peuple nu » est celui des coupables. Le destin est la faute, qui émane de « bureaux » invisibles. Derrière Ubu, dans le texte de Rousset, il y a Kafka.
Destin et caractères : de L’Univers concentrationnaire aux Jours de notre mort
« Destin est l’ensemble de relations qui du vivant font un coupable ». Tel est l’axiome central du monde de la loi dont parle Walter Benjamin dans son texte « Destin et caractère » (1921) [17]. Cet « ensemble » ne peut être saisi que dans des « signes », qui sont des pièges. Car cette « conception naturelle du vivant » est un « faux semblant dont l’homme n’est pas encore pleinement délivré », mais qui le rend invisible en ce qu’il a de meilleur. « Ainsi, au fond, ce n’est pas l’homme qui possède un destin, et le sujet du destin est impossible à déterminer. Le juge peut apercevoir du destin partout où il veut ; en tout châtiment il lui faut, aveuglément, infliger lui aussi un destin. [18] »
« L’expiation » n’est donc que le langage religieux du « juge » nazi, qui consiste à créer une vie destinée, et donc nue. Ce langage fait disparaître les sujets. Car le monde du destin, dit Benjamin, est un monde sans « génie » ni « caractères », ni tragique ni comique. La tragédie est le monde où surgit, face aux dieux, le « héros », « homme païen » qui tente de « se rendre courage en ébranlant ce monde de torture » : il sait qu’il est meilleur que ses dieux, mais ce savoir lui noue la langue, il reste obscur. Là où le « génie » tragique oppose aux dieux l’innocence naturelle de l’homme, le « caractère » de la comédie fait apparaître le « soleil de l’individu » dans le « ciel sans couleur (anonyme) de l’homme », et dissout le fatum dans la liberté de ses actes.
Le camp semble être le lieu où cette émergence du héros est impossible, où ne règnent ni le silence tragique, ni la parole libératrice. Le témoignage est le lieu où tente d’émerger cette parole, où veut exister un sujet à travers un langage qui abolit les sujets. Cette traversée est confiée à l’allégorie tragi-comique. En sacralisant le camp, l’ironie construit en Fatum l’impossibilité d’entrer en rivalité avec la Loi nazie. Car la « contre-terreur » communiste ne saurait jouer le rôle du génie. C’est pourquoi la catéchèse finale de L’Univers concentrationnaire est plaquée. La force du texte ensorcelé de Rousset ne naît pas de ses trop belles phrases, ni de son désenchantement final, mais du registre tragique où veut se hisser cet effort pour parler, tentant de se « rendre courage » pour « ébranler ce monde de torture ». Ses premières phrases sont sans verbes, comme arrachées au mutisme et à la torpeur, prononcées par une créature au réveil difficile. Le texte ensuite se lie dans la métaphore et se raidit dans le sarcasme, mimant la Loi du Destin avant de la déjouer sous les feux de la Raison, multipliant les « signes » trompeurs, pour saisir une vérité d’avenir. Il pratique ainsi la « physiognomonie », qui, selon Benjamin, était l’art de scruter le destin dans des signes, mais à la manière dégradée que celui-ci voyait se manifester dans la modernité : « La corrélation de la physiognomonie moderne avec le vieil art de la divination se révèle encore dans l’infructueux accent qu’elle met sur les valeurs morales, comme aussi dans son effort vers une complication analytique. [19]. »
Cette analyse peut aider à comprendre pourquoi l’exorcisme tenté dans L’Univers concentrationnaire a rendu nécessaires les mille pages des Jours de notre mort. L’espace plombé du mythe tente de se dissoudre encore dans la chronique journalière de la mort comme forme de vie compliquée. Le roman s’achève sur l’exaltation de la « geste vitale » après avoir exploré la vie intime de la résistance, c’est-à-dire la guerre que la résistance est à elle-même, et dont L’Univers concentrationnaire ne dit rien, bouclant le livre dans un hymne à l’amitié antifasciste. Les Jours de notre mort disent à leur tour, avec l’« infructueux accent » sur la morale de la résistance et la complication des dissensions internes, l’impossibilité de la tragédie héroïque. D’où le long cours minutieux de la narration, celle d’une mort que le titre annonce collective en un sens ambigu : « notre mort » dit à la fois l’aliénation destinale des déportés et la solidarité des « amis ».
C’est à Adorno cette fois qu’on peut recourir pour comprendre ce qui, dans Les Jours de notre mort, relève encore du mythe, et pourquoi Rousset confie à l’épopée morale sa réplique au Destin. Dans « La naïveté épique » (1943), Adorno dit le lien paradoxal qui existe entre le mythe et l’épopée : entre « le flux amorphe » de « l’éternellement semblable » et le « telos du récit » attaché à « ce qui est différent ». Alors que le « semblable » s’éveille à la conscience dans le « discours rationnel et communicatif », l’épopée veut raconter l’événement unique, qui « mérite d’être rapporté en son nom propre ». Cette « vision aveugle du particulier » lui fait résister au discours sous la forme d’une « naïveté » narrative, où Adorno voit à l’œuvre une espèce d’exorcisme mimétique. Ce que mime ainsi le cours narratif, c’est l’événement comme instance mythique. La « fixation rigide du récit épique à son objet », dit-il, est « destinée à briser l’empire de la terreur inspirée par ce que la parole identificatrice regarde en face ». Ainsi, « l’épopée imite la loi magique du mythe pour la rendre moins sévère [20]. ». Tentant de « rompre le charme qu’exerce le passé, le mythe au sens propre », en racontant les détails, faits et gestes de chacun, le récit résiste non seulement à l’effroi du mythe, mais au masque généralisateur du concept inhérent à la « réflexion universelle » : « l’exactitude de la parole descriptive, dit Adorno, cherche à compenser la non-vérité de tout discours ».
Dans Les Jours de notre mort, le récit confie à la « vision aveugle du particulier » la complexité de l’intimité résistante, les contradictions internes à l’antifascisme : il fait parler des individus en leur nom propre, les cite, les décrit. Plongeant dans le monde des caractères, il cesse de scruter le Destin pour observer des visages et faire parler des héros qui, tentant de faire face aux dieux, se retrouvent face à face, humains et inhumains, sans cesse menacés de perdre leur héroïsme dans leur nudité. Parfois, comme pour mieux se libérer de l’astre mort, le récit montre d’autres hommes nus, au camp, regarder les astres et se confier aux devins. Car il y a, au camp, un mage de fortune : c’est le « nègre » nommé « Doudou ». La place qu’il prend dans le roman dit le trajet accompli du premier témoignage au second : du texte oraculaire, qui lit le destin dans les signes de la faute astrale, au roman exorciste, qui raconte comment les déportés paient pour se faire lire les lignes de la main (IV, 1). Doudou est un personnage ambigu. Il prospère parce que le déporté devient superstitieux, et que la superstition est un instrument politique ancestral. Au camp, le mage noir est à la fois nu et puissant.
Transe et superstition : le texte littéraire comme contre-terreur mythique
« L’horoscope correspond aux directives que les bureaux destinent aux populations », dit Adorno dans un fragment des Minima moralia intitulé « Thèses sur l’occultisme » [21]. Adorno y fait un parallèle entre le pouvoir de l’occultiste et la terreur totalitaire : les « petits sages qui terrorisent leurs clients devant leur boule de cristal », dit-il, sont les « modèles réduits des grands qui tiennent entre leurs mains le destin de l’humanité ». Si le camp nazi n’est pas la société capitaliste avancée dont parle Adorno - mais, comme le dit Rousset lui-même, son produit -, il n’est pas incongru de comparer le Doudou de Buchenwald aux petits sages dont parle Adorno : Doudou a d’ailleurs « les tyrannies d’un despote » et le sens des affaires : son commerce est partie intégrante du système de troc et d’échanges d’objets. Mais c’est avec la part aliénée de l’écriture de Rousset qu’il faut tenter le parallèle. L’astrologie, dit Adorno, manifeste la « régression vers la pensée magique à l’époque du capitalisme avancé », c’est-à-dire le processus de « réification » du monde, qu’elle prétend nier dans une « expérience » visionnaire. Dans une société où le monde est devenu un produit, dit Adorno, le travail objectivé prend l’apparence de « faces de démons grimaçants ». Le « pouvoir de penser l’inconditionné » disparaît dans une perception essentialiste du conditionné, une mythologie : « quand la réalité objective paraît aux vivants sourde comme jamais elle ne le fut auparavant, ceux-ci tentent de lui arracher un sens à coup d’abracadabra » ; « les débris du monde des apparences deviennent pour la conscience malade un mondus intelligibilis ». Ce monde est un simulacre : « l’absurdité du réel est reproduite par celle de l’astrologie qui présente le réseau opaque d’éléments étrangers - rien de plus étranger que les étoiles - comme un savoir relatif au sujet ». On saisit ici le caractère syncrétique de l’idée d’intimité chez Rousset, et l’écriture allégorique qu’elle sous-tend. Celle-ci compose une totalité signifiante à partir de débris humains pour construire le camp nazi en mondus intelligibilis, et reproduit la « mythologie mensongère » des Seigneurs dans sa propre allégorie physiognomonique. Le témoignage se montre atteint de cette maladie de conscience astrologique, mise à distance ensuite dans Les Jours de notre mort. Rousset trace l’image de la planète glacée de Buchenwald comme le mage noir traçait l’avenir sur les lignes de main des déportés. Mais là où Doudou faisait croire à un aléatoire possible dans les marges du Destin, donc à un espoir, Rousset fait espérer - et penser - en écrivant la figure d’une malédiction collective. Adorno reconnaît d’ailleurs dans la superstition un élément de cognition : la superstition est connaissance parce qu’elle voit réunis dans une vision d’ensemble les chiffres de la destruction disséminés à la surface de la société ; elle est folie parce que, malgré son instinct de mort, elle reste attachée à ses illusions : de la forme transfigurée de la société qu’elle a transférée dans le ciel, elle attend la réponse qui ne saurait être donnée que dans un corps à corps avec la société réelle (p. 225).
L’Univers concentrationnaire se dégage de sa folie visionnaire par une conclusion marxiste proche de celle d’Adorno. Mais le texte perd alors toute son expressivité poétique. Si le long roman de Rousset, en 1946, tombe à son tour fréquemment dans le discours, cette expressivité reste entière lorsque la naïveté épique prend la relève du mythe pour le rendre moins sévère : non seulement dans la rigidité maniaque de son cours narratif, mais dans certaines scansions rythmiques qui, le brisant, font émerger loin de toute illusion le désir de vie à travers « l’instinct de mort » nazie. À mille lieues des débats de tels protagonistes identifiés par leur discours militants, un autre mode d’individuation fait parler du fond de l’indifférenciation infligée. Ainsi, lorsque Rousset raconte la fête folle à la gloire de la diphtérie. Au centre de la fête alors, Doudou n’est plus mage mais danseur. La scrutation des destins disparaît dans une transe collective ménagée en marge d’un destin monstrueux par une ironie du sort : « l’aubaine de la diphtérie » met les hommes du block en quarantaine et les protège du travail. La maladie devient la formule ironique du salut – « la diphtérie, c’est du solide », « Sainte Diphtérie ».
Ce n’est pas alors d’espoir que parle le texte, mais d’un bonheur aussi nu que souverain. Il n’est pas étonnant qu’à ce moment-là, le récit fasse surgir la poésie des débris mêlés de la politique, du sexe et des astres. Cette « fièvre de rythme » déclenche un tour de chant où se mêlent « Lénine », le « cul de Madame Bertrand » et « la voûte des cieux ». Puis le centre de la fête se déplace de Doudou à Crémieux, qu’on écoute parler de tout ce qu’il aurait voulu écrire. Rousset précise qu’à ce moment-là remontent le « silence des cauchemars » et les « choses interdites » (p. 112). Soit toutes les formes d’intimité réelle, c’est-à-dire d’existence subjective permises par l’énonciation ludique et le langage rythmé : jubilation des corps épuisés, jeux de scène et de langage, théâtre, poésie. Le bruit terrible de l’astre sacré ne disparaît pas pour autant. En contrepoint des « bouts-rimés » de Lethellier, qui, dit Rousset, sont une « bonne manière de nier le reste », ce reste s’affirme par la voix d’un « haut-parleur » appelant le « Nummer drei vier hundert null ». Ce mélange des violences dit l’obscurité politique de cette transgression : celle d’une violence de l’intime opposée à la terreur sacrée, à saisir comme tremblante ligne de crête où se tient l’écrivain David Rousset.
Cette fragilité politique, qu’exprime ici un bonheur anarchique éphémère et malade, ne se révèle dans toute sa portée qu’au rappel d’une autre transe, où la vie intime se libère, cette fois, sous la forme d’un rituel barbare. Le dernier chapitre du roman s’achève sur la lapidation du Kapo tzigane « Ouli », sous le titre « La maison inviolée ». Cette fin de roman ramasse toutes les significations à l’œuvre dans l’idée d’intimité des camps. On y voit frémir d’incertitude le regard de Rousset sur l’humanité nue. La lutte clandestine lui fait d’abord prononcer un credo dans la « grandeur créatrice de la vie », et dans le « visage nu de la tendresse », qui « demeurait », dit Rousset, « en nos heures les plus noires ». Mais le texte décrit plus tard la « tendresse des doigts » d’Ouli caressant le visage de son amant, que les déportés russes viennent de jeter à ses pieds, déchiqueté, par mesure de représailles. « Alors, dit le texte pour finir, ils décidèrent de le lapider ».
Le récit des jours de la mort s’achève donc en heure noire, dans une lumière aveuglante. Le sacrifice rituel du Kapo relèverait-il de la « geste vitale » ? Serait-il l’envers sombre d’une danse folle ? En quoi cette dernière transe est-elle politique ? Rousset ne dénonce pas ici la barbarie des Russes, qu’il évoque toujours comme des êtres enfantins et violents. Il met en présence leur violence et celle du Kapo tzigane, que le texte mue en figure de « légende ». L’épopée de la résistance s’achève dans la contre-terreur mythique, où s’éteint la fanfare triomphaliste de la page précédente. Or, la violence s’est infiltrée dans le texte à l’endroit même où le mot tendresse a fait brèche, bien à l’abri sous le titre trompeur : là où elle apparaissait comme un « visage nu ». L’hymne à la vie s’achève sur un viol perpétré sous le toit d’une maison inviolée. Le Kapo était inhumain, mais cette maison violée reste celle-là même de l’intimité humaine.
Le mot « intimité » devient l’indice trouble d’une violence infrapolitique, lien que produit le Fatum nazi entre l’innocence et la barbarie. La hantise de « l’intime » est même peut-être le symptôme d’un malaise, éprouvé par Rousset de l’intérieur de la résistance, à l’égard du discours antifasciste, malaise qui créera rupture lors de l’appel à dénonciation des camps soviétiques. Ce malaise a dès 1946 un effet positif immédiat : celui de faire explorer de près, individu par individu, lien par lien, la vie intime du camp, celle de la résistance communiste saisie dans ses contradictions internes, mais aussi la vie humaine en « reste » : celle, intimement étrangère à elle-même, des individus quels qu’ils soient. Cette vie quelconque des membres du « peuple nu » adresse au machiavélisme du contre-pouvoir communiste une objection éthique, et par là potentiellement politique. Car c’est sur elle, et sur rien d’autre, que Rousset s’appuiera pour penser la protestation contre les camps soviétiques comme relais politique du témoignage du camp nazi. Il faut donc voir le travail littéraire de ces deux textes, derrière la terreur mythique et l’hymne sacré, comme un immense effort d’humanisation de la sphère politique.
À la fin de L’Univers concentrationnaire, les astres morts poursuivent leur route. À la fin des Jours de notre mort, des enfants fous de haine se vengent d’un géant de légende. La « geste » résistante s’achève en scène barbare. L’écrivain, en Rousset, se délivre du discours et du mythe en fixant la terreur au plus près. Montrant le « visage nu » d’une « tendresse » de Kapo, il laisse voir le viol inhumain se perpétrer dans une maison inviolée des humains. Ainsi, Rousset donne un démenti à ce qu’il vient d’affirmer : « La société des camps s’est défaite et les hommes alors ont rompu toutes les digues. Moi, nous, tous. De ce que nous avons pu connaître dans l’abjection, il ne sera jamais parlé ». Le risque pris par le texte à ce face à face terminal n’est pas celui de la « contre-terreur » du « nous » communiste, mais celui d’une contreterreur mythique interne au peuple nu. S’il est politique, c’est au même titre incertain que la danse du ventre du mage noir à la gloire de la Diphtérie. Pourtant, c’est dans ce tremblé poétique que se prépare la souveraine et audacieuse fermeté du geste politique de Rousset lors de l’Appel à la constitution d’une commission d’enquête sur les camps soviétiques.
Catherine Coquio