L’élection de l’Assemblée constituante du 10 avril a marqué une étape majeure de l’histoire du Népal. Réclamée sans succès en 1951 par les partis politiques, annulée à deux reprises en 2007, elle représente un pas essentiel vers la démocratie à laquelle aspire la grande majorité des citoyens. En témoigne le taux élevé de la participation à l’élection (60 %). Son déroulement même constitue un signe extrêmement positif, soulignant la volonté partagée par l’ensemble des partis politiques de sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le pays.
Toutefois, les 601 membres de cette assemblée auront de lourdes responsabilités à assumer au cours des deux années à venir. Ils devront non seulement assurer leurs tâches parlementaires durant la période d’intérim, mais aussi rédiger une nouvelle Constitution. Or celle, provisoire, qui avait été promulguée le 15 janvier 2007 comporte deux principes qui vont sans nul doute se révéler épineux. Le premier, qu’il est prévu de traiter lors de la première session de l’Assemblée constituante (trois semaines après la proclamation des résultats définitifs), concerne le sort de la monarchie ; le second est la création d’une fédération, et donc le découpage du pays en différents Etats.
Le Népal compte une centaine de groupes ethniques et une soixantaine de langues répertoriés, pour un total d’environ 28 millions d’habitants. Il regroupe plus d’une cinquantaine d’anciens royaumes indépendants progressivement annexés entre 1769 et 1815 par les rois Shah du petit royaume de Gorkha (au centre du Népal), toujours sur le trône. Le pays dispose enfin de fort peu de ressources naturelles, hormis l’énergie hydraulique, et des régions entières sont sous-équipées en matière d’infrastructures, ne disposant ni de routes ni d’électricité.
Soulèvement, assassinats, guerre civile
Ces quelques faits suffisent à rappeler que l’unité de la nation est extrêmement fragile et repose en partie sur la personne du souverain, que le découpage du pays s’apparentera à un véritable casse-tête et que la viabilité des futurs Etats fédérés ne sera pas simple à assurer.
Pourtant, la plupart des acteurs politiques semblent prêts à la conciliation afin de sortir du marasme dont souffre la population depuis de nombreuses années. Le Népal a connu une histoire politique particulièrement troublée depuis l’introduction du multipartisme, en novembre 1990, après trois décennies de régime sans partis. Dès lors, la violence politique est allée croissant, tandis que les gouvernements alternaient à un rythme de plus en plus rapide.
C’est dans ce contexte que le petit Parti communiste du Népal maoïste (PCN-M) déclenche la « guerre du peuple », le 13 février 1996. Formant une armée qui se renforce au fil du temps (Armée de libération du peuple), il acquiert un armement de plus en plus sophistiqué au gré de ses succès contre la police puis contre les militaires. L’assassinat du roi Birendra, de la reine Aishwarya et de six autres membres de la famille royale par le prince héritier Dipendra, en juin 2001 [1], et le déploiement de l’armée à l’automne suivant précipitent le pays dans la guerre civile.
Hormis les centres urbains et la fertile plaine du Terai au sud, le gouvernement ne contrôle plus le pays, pris en main par le PCN-M : celui-ci établit des gouvernements populaires à l’échelle des villages et des districts, y lance une révolution culturelle et met en place une économie de guerre. Il n’est alors plus possible d’organiser les élections, et les mandats des parlementaires élus en 1999 sont prolongés. Le pays connaît une grande instabilité qui débouche sur les pleins pouvoirs que s’octroie le roi Gyanendra le 1er février 2005.
Alors même que toutes les couches de la population aspirent à l’émancipation, ce dernier suspend les libertés de réunion et d’expression. Tenues sans consultation des partis, les élections municipales sont boycottées. Une alliance pour le retour de la démocratie est alors créée entre les principaux partis politiques — notamment le Parti du Congrès népalais et le Parti communiste du Népal marxiste-léniniste unifié (en anglais, CPN-UML) — et les maoïstes, en décembre 2005, appelée l’Alliance des sept partis (ASP). L’Armée de libération du peuple intensifie ses actions au cours de l’hiver 2006. Puis, un soulèvement populaire sans précédent, partiellement organisé par les partis — y compris le parti maoïste — achève de convaincre le souverain de remettre le pouvoir. Il s’exécute lors d’une émission télévisée diffusée peu avant minuit, le 24 avril 2006.
Le 18 mai suivant, le Parlement prive le roi de ses pouvoirs, et proclame la République démocratique et laïque. L’accord de paix signé quelques mois plus tard, en novembre, met un terme à dix ans de guerre civile, dont le bilan est estimé à treize mille morts, sans compter les milliers de blessés, disparus et déplacés. Il prévoit la surveillance des armes et des soldats de l’Armée de libération du peuple par les Nations unies, la rédaction d’une Constitution provisoire et l’organisation d’élections pour une Assemblée constituante.
Toutefois, dans un premier temps, les partis ne s’accordent ni sur le mode de scrutin ni sur le découpage des circonscriptions. A deux reprises, les élections annoncées (pour juin puis pour novembre 2007) sont annulées alors que la campagne est déjà engagée. Un système mixte est finalement adopté : 240 députés seront élus à la majorité, 335 à la proportionnelle et 26 nommés par le conseil des ministres.
En avril 2008, des milliers d’observateurs nationaux (90 000) et internationaux (1 000) sont déployés, et la frontière avec l’Inde est fermée pour trois jours afin de prévenir les violences de la part de groupuscules basés dans l’Etat du Bihar. On envisage même le déploiement de l’armée ; mais, finalement, ce sont 135 000 policiers qui assureront la protection des 9 821 lieux de vote, des 9 648 candidats et des 17,6 millions d’électeurs inscrits. Le taux de participation est important et peu d’incidents sont rapportés, hormis dans quelques bureaux où les élections ont été suspendues.
Les pronostics étaient très difficiles : le parti maoïste se présentait pour la première fois, et nombre de partis avaient été créés pour l’occasion — 54 avaient été enregistrés par la commission électorale. L’annonce des premiers résultats a fait l’effet d’une bombe, puis a été suivie d’un long silence des médias et de la « communauté internationale ». Contre toute attente, les ex-rebelles maoïstes du PCN-M sortent largement victorieux, notamment au scrutin majoritaire dans les circonscriptions (120 sur 240), mais aussi dans une moindre mesure au scrutin proportionnel (100 des 335 sièges).
Il sont d’ores et déjà assurés d’arriver loin devant les autres partis à l’Assemblée constituante, tandis que le Parti du Congrès népalais et le CPN-UML essuient une défaite cuisante. Ce succès maoïste est mis au compte d’une volonté de changement et du discrédit des partis qui ont eu le pouvoir dans les années 1990 et n’ont pas su améliorer la situation économique du pays.
Le programme des trois partis principaux comporte de nombreux points communs, qui faciliteront la tâche de l’Assemblée constituante. Tous s’accordent sur le multipartisme, déjà inscrit dans la Constitution provisoire, sur un pouvoir législatif bicaméral, sur un régime fédéral prenant en compte les spécificités ethniques et régionales. Les points de divergence concernent le système présidentiel, que seul réclame le PCN-M, ainsi que le devenir des 20 000 combattants de l’Armée de libération du peuple : le parti marxiste-léniniste prône leur intégration dans l’armée nationale, tandis que le parti maoïste envisage la coexistence de deux armées distinctes — le programme du Parti du Congrès, lui, ne traite pas de la question.
Si l’ASP a déjà déclaré que le Népal serait une République, il faudra tout de même compter avec la part de la population encore attachée au symbole qu’incarne le monarque. Ce dernier, peu prolixe depuis qu’il a remis le pouvoir en avril 2006, a récemment fait valoir qu’une telle décision devrait être tranchée par le peuple, ce qui implique le recours à un référendum. L’abolition de la monarchie, si populaire dans l’intelligentsia et si chère au parti maoïste, risque donc de créer quelques remous.
Cependant, le principal enjeu reste la création d’une fédération. Les grands principes sont partagés par les trois partis majoritaires, mais le découpage des futurs Etats est loin de faire consensus, et de très nombreuses organisations ethniques (voir « Principaux groupes de population »), religieuses ou régionales viendront interférer dans les décisions. Etant donné l’incroyable mosaïque humaine qui constitue le pays, pas un district où un groupe de population ne représente la majorité absolue. Les nombreux peuples indigènes (selon l’expression consacrée), qui forment un tiers de la population totale du Népal, réclament chacun la reconstitution de ce qu’ils estiment être leur territoire ancestral.
Toutefois, l’enjeu principal est la plaine du Terai, où vivent actuellement plus de la moitié des Népalais, à l’issue de cinquante années de migration vers ces terres riches, depuis les montagnes, au nord, et les Etats indiens du Bihar et de l’Uttar Pradesh au sud. Les Madhesis, comme on appelle les populations d’origine de la plaine, qui forment un tiers de la population du Népal, ont longtemps été considérés comme des citoyens de seconde zone, décrits comme « farouches » (par les Occidentaux) ou « poltrons » (par les Népalais des montagnes).
Mutisme des intellectuels
Ils ont récemment montré leur volonté de s’organiser politiquement pour faire respecter leurs droits, en utilisant des méthodes violentes. Ils réclament la création d’un Etat unique couvrant l’ensemble de la plaine du Terai, ce qui semble difficile à accorder sans grandement déséquilibrer l’ensemble fédéral. Or le parti politique porteur de ce courant, le Madhesi Janadhikar Forum, a été plébiscité par les habitants dans cette région et occupera une quarantaine de sièges à l’Assemblée. On peut ainsi s’attendre à ce que la violence politique, qui s’est déplacée des montagnes à la plaine, s’intensifie dans cette région lors des mois à venir.
La tenue des élections témoigne du désir de paix au Népal. Mais, si l’on pouvait craindre que des résultats défavorables au parti maoïste entraînent la reprise de la « guerre du peuple », de nouvelles menaces sont apparues avec sa victoire. On a vu, dans un premier temps, le chef du CPN-UML donner sa démission, puis les représentants du parti déclarer qu’ils ne siégeront pas à l’Assemblée, compte tenu de leurs faibles résultats. Des pourparlers sont en cours pour régler ce problème.
Le Parti du Congrès a fait savoir qu’il considérait les résultats comme l’effet d’une campagne d’intimidation menée par le parti maoïste, et pourrait lui aussi se montrer réticent. Les milieux financiers manifestent une grande inquiétude, et les intellectuels ont pour l’instant choisi de ne pas s’exprimer, contrairement à leur habitude. Le PCN-M, lui, a fait de l’abolition des traités « inégaux » avec l’Inde le cheval de bataille de sa campagne [2] ; les relations avec le puissant voisin du Sud risquent donc d’être tendues. Enfin, les Etats-Unis ont inscrit le PCN-M sur leur liste des groupes terroristes, mais pourraient l’en retirer prochainement, d’après l’annonce faite par l’ambassadeur des Etats-Unis à Katmandou.
Sentant que leur victoire pourrait d’une façon ou d’une autre leur échapper, les deux dirigeants du parti (MM. Pushpa Kamal Dahal, dit Prachanda — « le terrible » —, et Baburam Bhattarai) ont, de leur côté, tout fait pour rassurer, déclarant qu’ils étaient prêts à collaborer avec les autres forces pour l’établissement de la démocratie, qu’ils comptaient désormais être les maîtres d’œuvre d’une « révolution économique » de type capitaliste et que le départ du roi devrait se faire dans le respect.
Malgré ces proclamations, on peut craindre que le parti ayant emporté la majorité n’instaure une « déMaocratie » et ne bafoue les droits de ceux que, récemment encore, il qualifiait d’ennemis de classe. A moins qu’il ne change radicalement d’idéologie.
Marie Lecomte-Tilouine Anthropologue, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du programme « La guerre du peuple au Népal », de l’Agence nationale pour la recherche (ANR).
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